Stephane repoussa ses draps et se leva quand le soleil vint percer la fenêtre et brûler ses paupières. Il rejetta en arrière ses cheveux blonds et alla vers son miroir.
Chaque fois qu'il était torse nu, ce tatouage le tourmentait. Il avait vu le numéro changer spontanément une douzaine de fois, et même s'il se jurait que cela n'avait aucune importance, il continuait, chaque matin, de le vérifier.
Le même que la veille, les chiffres s'entrelaçaient, un genre d'artistique morbide qui marquait son appartenance à un autre monde :
9541
Toujours le même que la veille. Il leva ses yeux embrumés par le sommeil vers des épaules relativement larges, un début de barbiche dorée, une paire d'yeux marrons et une coupe de cheveux frénétiquement désordonnée.
C'était un samedi, tout autre homme de son âge aurait profité du repos, mais il était obligé de tenir une promesse idiote, regrettée dès qu'elle fût prononcée.
Le peigne rapidement passé, les vêtements rapidements enfilés, il prit le chemin du cinéma.
Encore en retard, pensait-il. Les autres seront bientôt là-bas.
Il prit le raccourci qu'il connaissait, en se dirigeant vers une ruelle peu fréquentée et passa trente secondes à remuer les doigts pour tordre la lumière autour de lui. Pas réellement de l'invisibilité, mais ça fera l'affaire.
Il sauta d'une vingtaine de mètres sur un toit, et sauta vers le suivant. Le trajet le plus court était celui en ligne droite.
Cinq minutes plus tard, il se reposa dans une ruelle sombre, passa trente nouvelle secondes à dissoudre le sorts puis avança tranquillement vers le cinéma.
Marie y était déjà. Il avait un faible pour la jeune rousse, et cela semblait réciproque.
«Première arrivée, déclara-t-il d'un sourire volontairement stupidement charmeur, c'est plutôt ponctuelle.
- Il y a des gens ici qui ont un minimum de respect pour les horaires. Et c'est surtout pour énerver le retardataire chronique.»
Profitant de ce qu'ils étaient seuls, Stephane esquiva la bise de salutaton pour le baise-main. La voir rougir l'amusait.
C'était une journée de printemps, le soleil peinait à se faire voir derrière les nuages et le vent rafraichissait un peu trop l'atmosphère au goût de Stephane.
Ils échangèrent des banalités avant d'être interrompus par un tapotement sur l'épaule de Marie. Elle se retourna et vit Chloé.
«Pas de soudaine poussée de croissance depuis hier, déclara Stephane narquois, d'un certain côté, ça te rend quasiment invisible.»
La petite taille de Chloé était un sujet de plaisanterie récurrent. Du haut de son mètre soixante à 19 ans, la brune était néanmoins largement remarquable. Ses yeux verts et son front étaient sublimés par sa paire de lunette et sa tendance à se tenir sur la pointe des pieds effectuait sur les hommes un peu sensible le même effet que la vue d'un chat tentant d'atteindre un objet trop haut.
Stephane n'était pas un homme sensible.
«Blague à part, commença la brune, le film commence dans cinq minutes. On parie qu'il sera en retard ?
- Et qui irait parier qu'il sera à l'heure ?
- Moi, répondit Chloé, le perdant paie les boissons.»
Les jeunes filles s'étaient déjà serré la main quand Stephane vit débarquer une chose hirsute aux yeux déments qui courrait vers eux.
La manipulatrice...
Damian était arrivé, essoufflé et les cheveux fous. Elle devait l'avoir déjà vu. Stephane, malgré ses plaisanteries, remarquait qu'il n'y avait pas pire idée que de faire un pari avec Chloé.
« Parti en retard...Quelque chose à gérer...Boulot...
- Si tu reprends pas ton souffle, plaisanta Stephane, tu vas te tuer. Marie nous offre les boissons.»
Stephane appréciait vraiment Damian, déluré, retardataire, toujours le premier à plaisanter. Et pourtant, sous cette allure ridicule se cachait un esprit particulièrement fin. Ils se connaissaient depuis deux ans, et Damian était toujours le meilleur à chacun des cours. Incapable de gérer correctement un emploi du temps, il finissait tout de même par se débrouiller pour que rien n'arrive de grave, malgré sa boulimie en matière de clubs et de projets.
Trois pièces de théâtre tous les ans, des groupes de peinture, les histoires de coeur qu'il enchaîne et dont il évite de parler...Incroyable qu'il ne soit pas mort de surmenage au lycée.
« Le film a commencé, déclara Marie pragmatique, on a déjà les places et je paie les boissons.»
Le film était mauvais, bien entendu, Chloé l'avait choisi. Une histoire minable de vampire tué par un chasseur et d'un autre vampire combattant sa nature.
Si les scénaristes avaient vu des vrais vampires, ils comprendraient qu'il n'y a pas de chasseur normal qui puisse les tuer. Un vrai les déchiqueterait comme des mouchoirs.
Les mots de Ronnon lui revenaient à l'esprit à ce sujet :
Un homme qui n'a pas vu ce qu'on appelle un vampire à l'oeuvre ne sait pas ce qu'est la vraie invincibilité.
Damian n'avait pas l'air de suivre, ses cheveux avaient tendance à cacher ses yeux, mais le regard affûté d'un magicien montrait qu'il semblait plus intéressé par ce que Chloé lui chuchotait à l'oreille.
Impossible de regarder quoique ce soit quand ils s'assoient à côté l'un de l'autre, ils finissent toujours par bavarder quand ils voient quelque chose de stupide.
Le film terminé, Stephane regarda sa montre, manquant de renverser le soda si gracieusement offert.
«Bon, je dois vous faire faux bond. Il est midi, j'ai rendez vous a treize heure.
- Elle est mignonne ?»
Le regard furibond de Marie était sur Damian. Une personne moins psychologue que Stephane pourrait croire qu'il avait gafé, mais c'était le jeu préféré de Damian, ce genre de petites répliques qui mettent les gens mal à l'aise pour tester leurs sentiments.
Vraiment un sacré comédien, dommage qu'il se serve principalement de ça pour gêner tout le monde.
Stephane trouva finalement que le jeu était plutôt amusant, et Marie tentant son possible pour cacher ses rougissements était un spectacle à côté duquel on ne pouvait pas passer.
«Plus mignonne que ce que tu auras jamais, répondit-il avant de saluer le groupe de la main.»
Il traversa la rue, attendit d'être hors de vue pour rejoindre une ruelle sombre et rejouer son petit manège. Cette fois-ci, ce n'était pas une question de raccourci, c'était une nécessité. Il fallait sauter de toit en toit jusqu'à arriver au chateau d'eau.
Il se rendit à nouveau visible avant de se mordre le doigt et de tracer un léger cercle de sang sur la paroi du château d'eau. Il traversa le mur.
L'intérieur était toujours aussi spartiate, meublé du strict minimum. A chaque fois qu'il traversait ce chateau d'eau, il se sentait à l'intérieur d'un monastère ou d'une paroisse obscure. A dire vrai, il était à peu près sûr que l'intérieur était une paroisse intégralement refaite.
Il vit là depuis soixante ans, il ne va pas changer subitement la décoration parce que je ne l'ai pas vu depuis un mois.
Il descendit les escaliers vers la salle principale, une sorte de salle de messe dépourvue de bancs où un trône remplaçait l'autel. Trône de marbre, la seule chose luxueuse ici.
Et il y a d'autres magiciens qui mettent des trônes d'obsidienne incrustés de diamants noirs et de rubis.
Chez les maîtres de groupe de magiciens, de tradition pour utiliser le terme exact, il était de rigueur à peu près partout dans le monde d'avoir un trône et une sorte de salle d'audience. Au fond de lui, Stephane savait que cette mode s'était developpée en pâle imitation de l'empereur sorcier, et Ronnon était d'accord. Simplement, un chef sans trône et salle d'audience n'était pas un chef respecté.
Ronnon était assis et Stephane profita de son assoupissement pour le contempler.
Ronnon, maître des disciples masqués, était un vieil homme. Il était difficile de determiner son âge exact, tant son corps semblait un champ de bataille où se battaient différentes décennies. Ses cheveux rugueux viraient progressivement d'un brun clair au gris, mais ils arrivaient, lorsqu'il était assis, à ses genoux. Les muscles de ses bras étaient réellement impressionants, comme ceux que pourrait avoir un champion de culturiste à la retraite. Ils semblaient encore fermes, mais s'étaient réduits sous le poids des ans. Son visage se ridait peu à peu et ses lèvres pâlissaient pour atteindre un rose clair.
Il portait un simple pantalon, pas de chaussures ni de haut. C'était une manière d'exposer le tatouage indiquant son rang:
267
Cela suffisait pour Stephane à imposer le respect. Chaque magicien naissait avec un tatouage indiquant son rang de puissance brute par rapport aux autres, qui changeait selon les morts et les naissances, ou les très rares gains ou pertes de pouvoirs. Il était le deux-cent soixante-septième plus puissant sorcier, dans un monde qui en comptait à peu près soixante-mille. Stephane l'avait peu vu utiliser sa magie, mais il le faisait sans aucune forme d'incantations. Tous les sorts nécessitaient des composantes, verbales, gestuelles ou matérielles, et seuls les plus grands étaient capable d'en utiliser sans. Stephane lui-même était incapable de se camoufler sans passer une trentaine de secondes à remuer les doigts. Il n'arrivait, sans composantes, qu'à améliorer sa condition physique. Pour sauter de toit en toit.
Ronnon se réveilla. Stephane se pencha en avant.
«Maître...
- Les politesses attendront. Il y a une chose importante dont il faut que nous discutions.»
La voix grave de Ronnon raisonnait à travers toute la pièce, faisait presque trembler les objets.
«Je vous écoute, y a-t-il un problème ? Et pourquoi n'y a-t-il personne ?
- J'attends un messager. J'ai renvoyé les apprentis chez eux, et je t'ai convoqué pour que tu te charges de ce que le messager va apporter.»
Stephane se sentit décontenancé. Une mission spéciale ? De quel genre ? Il s'était toujours contenté d'être un apprenti attentif à qui l'on ne demandait rien. Il voulut ouvrir la bouche, mais Ronnon lui intima le silence du haussement de son index.
«Tu comprendras tout en temps voulu. Assieds-toi à mes côtés, je veux qu'il comprenne qu'il doit s'addresser à toi comme à moi.»
Deux longues minutes passèrent, tandis que Stephane n'osait pas regarder à sa gauche. Ronnon disait être juste un professeur qui apprenait aux jeunes à développer leurs pouvoirs pour survivre et les contrôler, s'il devait lui confier une mission, cela devait être important.
Les deux portes de bois s'entrouvirent sur un petit homme encapuchonné et drapé dans une robe noire hypnotique.
« Je vous salue, Ronnon, maître des disciples masqués, protecteur du silence et ancien dieu-roi du Caire.»
Stephane tenta de comprendre ces titres. Maître des disciples masqués s'expliquait de lui même, protecteur du silence était une façon alambiquée de référer au fait que Ronnon s'était toujours arrangé pour empêcher les actes des sorciers incapable de se contrôler d'avoir des répercussions dans la presse, mais "ancien dieu-roi du Caire" ? Ronnon, régner sur le Caire ? Il parlait souvent des mages qui se faisaient passer pour des divinités, mais...
«Cela, déclara Ronnon, a beau être le repaire des disciples masqués, nous présentons nos vrais visages et nos tatouages ici.
- Et il serait fâcheux de violer vos traditions.»
Stephane se sentit...Effrayé. L'homme qui se tenait devant lui n'avait que le reflet de la lumière dans ses yeux et une voix doucereuse, il lui semblait que chacun des mots qui sortaient de la bouche de cet homme était un boa prêt à étrangler sa proie.
Il défit la ceinture qui faisait tenir sa robe en place et la laissa tomber. Son visage était banal, ni beau ni laid, cheveux noirs courts, yeux bruns, peau un tantinet bronzée, nez court...Mais quelque chose choquait Stephane.
Où est son tatouage ? Ce n'est pas un magicien ?
Ronnon se tourna vers lui:
«C'est un sujet à aborder en profondeur plus tard, mais l'utilisation intensive de magie sur de longues périodes a tendance à laisser l'utilisateur déformé physiquement. Les vieux mages doivent...Nous devons nous cacher derrière des illusions imitant notre ancienne apparence.»
L'homme sourit. Stephane cligna des yeux, mais pas de doute: ses contours devenaient flou. Une illusion se brisait. Trois clins d'oeil plus tard, sans transformation ni rien, se tenait devant lui un monstre.
La moitié gauche du visage blanchâtre, l'autre moitié noirâtre, des griffes partaient de chacune des mains, puis se courbaient. Les genoux s'articulaient dans le mauvais sens, comme des pattes de cheval ou de bouc et la langue réptilienne rentrait et sortait pour humer l'air. Sur son épaule droite, le tatouage, peu visible car noir sur noir, un effet de lumière permettait d'en apercevoir le reflet :
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Stephane tentait de retenir les tremblements et de garder contenance.
«Je n'ai qu'une chose à vous annoncer, dit l'homme absurdement stoïque, le moment est venu. Le vieillard du sud a décidé de laisser la mort le prendre et invite tout groupe désirant sa collection à envoyer ses représentants.»
Ronnon lui fit signe de se retirer, il remit sa robe et rabattit son capuchon avant de refranchir les portes.
La porte de l'académie était en réalité un genre de nexus, qui permettait aux magiciens puissants, tous ceux dont le numéro était supérieur à deux mille, de voyager jusqu'aux nexus des autres académies. Un genre de système de communication.
«De quoi s'agit-il, Ronnon ?
- Le vieillard du sud, répondit Ronnon d'une voix plus douce et pédagogue, est le surnom que les magiciens français donnent à l'un de leurs pairs. Un ancien vivant dans une villa près de la mer. On l'appelle aussi le collectionneur, son vrai nom s'est perdu dans l'histoire. Il a abusé de tous les moyens possibles pour prolonger sa vie, apparemment. Sa collection est la plus précieuse de toute l'Europe.
- Et on la veut.
- Cela et une autre chose. Regarde ton tatouage.»
Stephane glissa un oeil sous sa chemise. Son numéro avait changé:
9510
Il envoya à son mentor un regard appeuré.
«Tu n'as pas changé. Ils ont commencé à s'entretuer. Partout en Europe, tous ceux qui sont intéressés ont commencé à se battre pour empêcher leurs rivaux de prendre le contrôle de la collection.
- Mais...Une trentaine en trois heures ?
- Ils sont plutôt raisonnable par rapport aux dernières fois, l'histoire raconte qu'un matin, de nombreux sorciers se sont réveillés en découvrant que leur numéro avait changé de plus d'un millier. Ce sont des jeunes, ils veulent s'envoyer des éclairs au visage pour prouver qu'ils méritent cela plus que d'autres. C'est une méthode comme une autre.»
Stephane prit quelques secondes pour digérer la nouvelle...Il envisageait la possibilité d'être l'un de ces trente-et-un anonymes disparus en l'espace de quelques heures. Il rejetta un oeil vers son tatouage, les anonymes étaient passés à trente-quatre.
Et il y a ceux qui ont un numéro plus bas que le mien, qui ont pu aussi se faire tuer.
«Tu vas aller à la villa du collectionneur, tu vas faire bonne figure, et t'arranger pour que cette affaire soit réglée au plus vite. La collection me fait envie, mais je peux m'en passer.
- Attendez, pourquoi moi ?
- Pourquoi toi ?»
Ronnan avait un sourire carnassier.
«Parce que tu es poli, le collectionneur aime ça. Relativement humble, ça lui plaît. Et que si je dois envoyer un représentant qui fait honneur à mon ordre, je préfère que ce soit toi. Les autres sont peut-être plus forts, mais tu représentes mon idéologie. Un sorcier qui vit normalement, sans tuer qui que ce soit, et sans chercher à manigancer contre les autres.
- Vous m'envoyez peut-être à l'abattoir pour une idéologie ?
- Surveille ce ton, jeune homme, intima Ronnon, tu ne pourras comprendre que lorsque tu verras en plus grand les choses. Je suis un modèle pour beaucoup, je dois montrer l'exemple, donner une conduite à suivre. Tu iras, et tu reviendras sauf. Voilà tout. As-tu des questions ?»
Stephane prit le temps de réfléchir.
«D'autres groupes de sorciers seront là ? Lesquels ?
- Presque tous enverront un représentant. Nous sommes dans la vieille Europe, on ne peut s'attendre qu'à une trentaine de personnes au mieux.
- Attendez, s'affola Stephane, ils n'y seront pas ?
- Si, répondit Ronnon impassible, la tâche que s'est attribué le seigneur Trayus est de restreindre la société, de contrôler les dérapages. Il enverra certains de ses apprentis personnels, c'est sûr. Mais c'est plutôt une bonne nouvelle.»
Stephane peinait à comprendre en quoi la présence d'un ou plusieurs sorciers capable de réécrire la mémoire d'une ville entière en quelques secondes était une bonne nouvelle, mais il se résolut à ne pas poser de question.
«Bon, je suppose que je dois être prêt dans quelques jours.
- Non, ce soir. Ça ne durera pas plus d'une nuit, et nous sommes samedi.
- Soit. Une dernière chose que je devrais savoir avant de foncer dans une villa contenant les sorciers les plus dangereux du monde ?
- Oui. Tu te trompes.»
Stephane ne comprit pas immédiatement cette phrase. Ronnon avait l'habitude d'un simple «tu te trompes» lorsque la phrase précédente contenait une affirmation erronée.
Les sorciers les plus dangereux du monde ? Non, si les apprentis de Trayus y sont, ce n'est pas faux. Ce qui signifie...
Son visage marqua une stupéfaction face au sourrire du maître des disciples masqués.
«Tu as tout juste. Brillant. Les sorciers les plus dangereux du monde y seront. Mais il a dit tout groupe, pas toute tradition, ou même tout sorcier. Il y aura les sorciers les plus dangereux du monde, mais il n'y aura pas que des sorciers.»